Rollot et ses hameaux
- Le fromage de Rollot -
Maxime de Sars

 

« Madame, un Rollot » ! : presque toutes les crémières de Paris et quelques unes d’Amiens, apparaissant entre une pile de camemberts et un monceau de maroilles, voisins comme fabrication et aspect de Rollots, répondront qu’elles ne comprennent pas la demande. C’est que les gens de la région de Montdidier, Roye et Ressons-sur-Matz, des cinquante villages produisant le Rollot au XIXe siècle ne s’étaient pas avisés de le faire connaître plus loin que le proche voisinage : ces fermiers n’avaient jamais tenté de se grouper pour organiser la vente, la publicité qui la provoque et l’exportation.

C’est excellent un rollot bien « fait », dans ces deux sens que le mot prend ici soigneusement « fabriqué » et suffisamment « affiné », développé par le temps. Et ce bon fromage est aussi très « noble » entendez que son apparition est si lointaine que nul ne saurait la dater.

Les gens de Vimoutier au pays d’Auge ont dressé la statue de Marie Harel, la paysanne qui « inventa » le camembert en 1791 : jamais on ne saura le nom du Picard qui « coagula », fit fermenter et « rougir » le premier rollot. Mais n’est ce pas assez, pour le village de Rollot, de posséder une grande illustration et son monument ! L’illustration, c’est Antoine Galland né dans un très modeste foyer en 1646, mort professeur au collège de France en 1715. Cet enfant de Rollot est le vrai créateur de la science française de l’orientalisme, de la connaissance des langues et littératures modernes de l’Orient. Les occidentaux lui doivent la révélation de ce chef d’œuvre, des Milles et une Nuits. Son monument, c’est au milieu de la longue portion de route bâtie qu’est Rollot, un honorable buste sur une stèle : il avait été inauguré le 29 juin 1851, sur l’initiative d’un homme de lettres de Montdidier, Galoppe d’Onquaire. Les Allemands avaient volé et fondu le bronze, il a été reproduit et replacé très discrètement il y a quelques mois. Dans les temps lointains, où les moyens de transports commerciaux étaient rares, lents, coûteux, chaque région devait satisfaire à ses besoins, avec ses propres moyens. On faisait alors des fromages ici et là : dans le Marquenterre, à Rue, à Quend, et ceux-ci étaient assez estimés pour figurer dans les présents que les villes d’Amiens et d’Abbeville envoyaient aux grands personnages; à Compiègne, à Chauny, à Albert, à Béthune et ceux là passaient pour les plus communs. Ces fabriques disparue dès que les routes puis les trains relièrent aisément à la Picardie les grands centres fromagers.

A Rollot et aux environs, seulement, la tradition de cette industrie domestique s’est maintenue. Entre le camembert et le livarot de Basse-Normandie et le Maroille du Hainaut français, des environs de Landrecies, est seul inscrit sur la carte des fromages, leur parent pauvre, le Rollot.

On le préparait sans doute dès le Moyen Âge, longtemps avant que ne s’en délecte le plus grand de nos rois : un jour de mai 1678, Louis XIV en route pour la Flandre s’arrêta et déjeuna à Orvillers, près de Ressons-sur-Matz. Des Rollots lui furent servis par un nommé Debourges et le roi les trouva si savoureux qu’il nomma sur le champ Debourges « fromager royal » et attacha à ce titre singulier une pension de 600 livres transmissible aux descendants.

Au XVIIIe siècle, nobles et bourgeois riches, religieux et nonnes avaient pour le Rollot un goût assez vif, car, lorsqu’ils donnent des biens à ferme dans cette région, ils prescrivent qu’une part du loyer sera payé en fromages. M. Dupuis, l’instituteur de Rollot, a réuni une suite curieuse de documents concernant le passé du village, il a découvert des baux de ce genre aux archives départementale de la Somme et de l’Oise. Pour telle terre qui fait partie de son « temporel », de sa « messe », le curé de Rollot perçoit une somme « et six douzaines de petits fromages »; une ferme du Forestel appartenant à l’abbaye de Saint-Corneil de Compiègne : l’abbé recevra, en 1755, outre le loyer en argent, « cinq douzaines de bons fromages » du pays de Rollot, etc.

On peut supposer que l’éparpillement de cette menue industrie dans un assez large rayon autour de Rollot, date de la veille de la révolution et du début du XIXe siècle : n’est-ce pas alors que la création de prairies artificielles devint une pratique générale ?

Louis Graves, agent-voyer départemental de l’Oise, qui a rédigé des notices excellentes sur tous les cantons du département, publie en 1833 celle sur le canton de Ressons : il rend compte des producteurs de Rollots dans les 11 villages de Biermont, Boulogne-la-Grasse, Conchy-les-Pots, Cuvilly, Hainvillers, la-Neuville-sur-Ressons, Mortemer, Orvillers et Ricquebourg. Graves ajoute qu’une vache pouvait donner de 3 fromages et demi à quatre fromages par jour pendant 4 ou 5 mois et « l’on évaluait la masse de la fabrication, dans ce canton à 600 000 fromages par an » - ce qui semble très exagéré.

Dans la Somme on a préparé le Rollot jusqu’à il y à 20 ans, dans une trentaine de villages dont Etelfay, Faverolles, Bus, Erches, Fescamps, Fignières, Grivillers, Guerbigny, Laboissière, Lignière, Malpart, Marquivillers, Onvillers, Piennes, Remaugies, Armancourt, Beuvraignes, Dancourt, Popincourt, Tilloloy, Villers-les-Roye... L’enquête agricole de 1902 portait la production à 300 000 fromages, mais on sait l’exactitude toute relative de ces sortes de statistiques.

Il y avait trois marchés : à Guerbigny, Rollot et Conchy-les-Pots. Le premier a disparu il y a longtemps ; les deux autres n’ont guère d’activité.

Comme toutes les transformations de produits organiques qui paraissent très simples à un observateur superficiel, mais sont complexes et délicates, la fabrication de tout fromage exige de la vigilance, de la propreté, de l’expérience. C’est ce que nous disait et prouvait aux conférences scientifiques municipales de 1927, M. Joret, Directeur de la station agronomique, dans de savantes et claires leçons sur les dérivés du lait.

Une bonne part de ce qui se passe dans la genèse d’un fromage, si j’ose dire, est encore mystérieuse; le fromage qui moût est un champ de bataille pour des hordes de microbes, de bactéries : des « diastases » qui sont leurs sécrétions s’y mêlent, s’aident ou se contrarient, produisent des effets, les uns très heureux et d’autres subits et fâcheux.

Voici ce que l’empirisme avait enseigné aux fermiers lorsqu’ils fabriquaient lentement leurs Rollots. On écrème et tamise le lait : il en faut deux litres environ par fromage; le lait qui passe pour le plus riche en « caséine » est celui d’automne quand les vaches se nourrissent de « regains ».

Le lait est chauffé à 23-25°, puis caillé, coagulé par l’addition de « présure ». La présure est une « diastase », un ferment, autrefois emprunté à un fragment macéré de paroi stomacale de veau : cette partie d’estomac est appelée à cause de cet emploi, la « caillette ». Aujourd’hui l’industrie procure des extraits concentrés et aseptisés de présure : un litre de l’extrait le plus fort caille 10 000 litres de lait.

L’emprésurage dure de 6 à 7 heures. On écrème le dessus de la pâte déjà assez consistante, puis on la verse en plusieurs fois, dans des moules de métal qui ont chacun, la contenance de 2 fromages. À la sortie des moules, égouttage et salage, car les Rollots sont salés comme les fromages de Pont 1’Evêque. Il se « firéssuient » un ou 2 jours sur des tablettes et sont portés au hâloir sur des rondelles de paille ou des claies. Ce hâloir est une salle où l’on maintient une température de 13-14°, une humidité constante et une bonne ventilation. Les fromages retournés toutes les 48 heures, resteront ici une vingtaine de jours. C’est alors que commence leur besogne les agents producteurs de la saveur, du goût spécial du fromage : l’on croit que se sont des champignons microscopiques dénommés penicillium album et oidium lactis.

Dernière étape avant la mise au commerce, la salle d’affinage, une cave fraîche (moins de 10-12°), où pendant 25 autres jours, les fromages restaient, retournés tous les 2 jours. C’est ici que l’épiderme du Rollot rougissait, bien plus que le front d’une jouvencelle, c’était l’effet d’un autre organisme du groupe, suppose-t-on, des microceus.

Une telle progression exigeait du temps, de la place, de la main d’œuvre : elle immobilisait l’argent, le capital lait pendant plusieurs semaines, elle n’avait rien du rythme des techniques modernes. Or l’industrie du Rollot est aujourd’hui modernisée et concentrée.

Une importante maison à Rollot recueille le lait de tous ses environs. Un fonctionnement continu et plus rapide permet de porter à la gare de Montdidier, dans certaines périodes de l’année, jusqu’à 1 500 fromages par jour. Les délais sont abrégés. Le « rougissement » presque immédiat est obtenu par addition d’un colorant végétal, ce qui est parfaitement licite, d’après le décret du 25 mars 1924, charte de la fabrication normale des fromages. Quand à l’affinage, il se produit désormais chez le dépositaire, le détaillant.

Plus épais que le camembert, le Rollot est haut de 5 centimètres, rond avec un plus petit diamètre que le camembert, (6 à 7 centimètres) sa maturation ou degré de fermentation ne permet pas de le présenter en boîte, il ne voyage que sans des emballages assurant son aération.

Deux fois seulement il a été présenté au concours agricole de Paris, et deux fois il fut hautement primé dans sa classe, celle des fromages affinés à pâte molle, c’est un groupe nombreux, celui de tous les fromages de Camembert, Livarot, Langres, Void (Meuse), Maroille...

En 1880, au Palais de l’industrie, le Rollot fut classé premier : l’exposant n’était autre que l’affable maire actuel de Rollot, M. Léon Choisy. En 1906, à l’instigation de M. Jourdin, Directeur des Services Agricoles, quatre producteurs firent un envoi collectif. Le Progrès de la Somme du 22 avril 1907 note que le Rollot fut second, derrière le camembert, avant le Livarot.

En ces toutes dernières années, d’autres fromageries ont été créées près de nous. Un homme d’initiative fait à Bavelincourt un remarquable gruyère (qui est dans la classification un fromage à pâte dure et cuite). Plusieurs laiteries coopératives sont complétées par une fromagerie. Ce sont d’heureuses imitations d’organisations puissantes du Danemark, du Jura et de l’Ouest de la France. Depuis 3 ans d’excellents fromages à pâte molle sortent de la « laiterie fromagerie porcherie coopérative de la région d’Ham » dont le siège est à Esmery Hallon : elle n’est plus la seule de ce type dans le département.

Mais pour la tradition et dans l’histoire notre vrai fromage picard, c’est l’humble Rollot. Si vous l’ignorez, faites en sorte de le connaître et vous en prendrez l’agréable habitude.

Pierre Dubois
Bibliothécaire de la Ville d’Amiens
(Le progrès de la Somme, mars 1929)

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Additif obtenu sur une observation de l’adjoint délégué sur l’absence de renseignement sur le fromage de Rollot.

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